Quand les pharaons partaient à la conquête des mers
Texte de Cyrielle Le Moigne
Photos Stéphane Bégoin
Tiré de Ca m'intéresse N°350, avril 2010
Les Egyptiens ne construisaient pas seulement des pyramides. Dans le sillage de la pharaonne Hatchepsout, une équipe de passionnés vient de refaire la plus grande expédition maritime de l'Antiquité.
Ils sont 24 sur un bateau, perdus au milieu de la mer Rouge. Des hommes et des femmes, venus de cinq pays, parlant quatre langues différentes. Pas très rassurés. Ils ont bricolé eux-mêmes leur navire : il est tout en bois, n'a pas de moteur, la toile est en lin et les rames sont archaïques. Sur la coque, ils ont dessiné l'oeil oujdat du dieu faucon Horus, un porte-bonheur. Qu'il les protège des vents de 25 noeuds (46 km/h) et des creux de 3 m ! Et surtout, qu'il éloigne les pirates somaliens qui sèment la terreur dans la région. Mais qui sont ces apprentis marins ? Des émigrés et leurs passeurs en quête de l'eldorado occidental ? Du tout. Ce 17 décembre 2008, ces Indiana Jones participent à une opération d'archéologie expérimentale : reconstruire et faire voyager un vaisseau datant du temps des pharaons. But ? Prouver que les Egyptiens n'étaient pas que des marins d'eau douce, cantonnés à leur Nil nourricier.
Le Min du désert
En 2004, le pari était loin d'être gagné. A l'exception de barques processionnelles à fond plat, destinées à transporter la dépouille du souverain sur le Nil. lors des funérailles, aucune épave n'avait jamais été trouvée en Egypte. D'ailleurs, pour la plupart des égyptologues, c'était entendu : les bâtisseurs de pyramides n'avaient pas su construire des bateaux assez robustes pour affronter la haute mer. Au mieux, ils confiaient à des marins étrangers le soin d'acheminer sur leurs côtes des marchandises exotiques, puis ils les transportaient via le Nil ou en traversant le désert vers l'intérieur du pays.
Coup de théâtre en 2005 ! A Mersa Gawasis, sur les bords de la mer Rouge, Kathryn Bard, une archéologue de l'université de Boston, et Rodolfo Fattovich, de l'université de Naples, explorent des galeries souterraines creusées dans le calcaire. Elles recèlent des épaves en pièces détachées, stockées au milieu de l'attirail du parfait marin : des gouvernails de 4m de long, 80 lots de cordes en chanvre, des ancres. L'ensemble remonte à plus de 4000 ans. Les archéologues comprennent vite que les anciens avaient inventé une manière originale de fabriquer leurs bateaux : en kit ! Ils découpaient les planches, en cèdre du Liban, sur des chantiers de la vallée du Nil. Puis ils y gravaient ou peignaient une marqué, indiquant leur position dans le bateau. Transportées à dos d'âne à travers 150 km de désert jusqu'au port de Mersa Gawasis, les pièces de bois étaient ensuite emboîtées les unes dans les autres grâce à un ingénieux système de tenons et de mortaises. Pas de clou, pas de vis, mais un gigantesque jeu de Lego ! Après chaque expédition, les navires étaient démontés et stockés dans les entrepôts souterrains, à l'abri des intempéries.
Les six charpentiers ont construit le "Min du désert" en dix mois avec les techniques antiques.
Enthousiasmée par la découverte, une Française, Valérie Abita, productrice de documentaires pour la télévision, se met en tête de reconstruire un bateau selon les techniques antiques. Personne n'a osé le faire avant elle. Et pour cause : les Egyptiens n'ont laissé aucun traité de construction navale. Certes, dans les années 80, l'aventurier français André Gil-Artagnan a bien reproduit le périple de marins égyptiens autour de l'Afrique, tel que rapporté par l'historien Hérodote au ve siècle av. J.-C. Mais son bateau, le Pount, s'inspirait des modèles phéniciens. Cette fois, tout doit être fait à l'égyptienne. Valérie Abita embarque dans son rêve Cheryl Ward, archéologue à l'université de Floride et spécialiste de la navigation ancienne. Nom de code de leur mission : Min du désert (du nom d'un dieu de la fertilité).
Grâce à des simulations informatiques, Cheryl Ward confronte les planches découvertes à Mersa Gawasis avec celles des bateaux représentés sur des bas-reliefs du complexe funéraire de Deir el-Bahari, près de Louqsor. «Le gouvernail, la hauteur du mât, la largeur de la vergue (pièce fixée au mât et qui porte la voile), toutes les dimensions correspondaient », s'enthousiasme l'Américaine. Elle compare aussi les pièces du chantier de fouilles avec une barque processionnelle retrouvée dans le delta du Nil. Là aussi, tout colle : il suffit de doubler l'échelle de la barque pour obtenir un bateau profilé pour la navigation en mer ! Problème : les barques processionnelles, à fond plat et sans quille, sont instables. Elles risquent de chavirer à la première houle. Cheryl Ward modifie de 10 % la courbure de la coque et réussit à concevoir un vaisseau à la fois équilibré et fidèle aux représentations antiques. Pour le bois, impossible d'utiliser du cèdre du Liban : c'est une espèce protégée. Valérie Abita fait acheminer des Landes 80 t de pin douglas. A Rosette, situé près d'Alexan-drie, 6 charpentiers égyptiens assemblent le Min, un monstre de 20 m de long, 5 m de large, avec une voile de 14,25 m sur 5 m. A part l'utilisation de marteaux en fer (plutôt qu'en cuivre, le métal utilisé par les Anciens) et de scies électriques pour la découpe des planches, ils travaillent dans les conditions de l'époque. Leur feuille de route, ce sont les reliefs du temple de Deir el-Ba-hari. Ils y percent les secrets de navigation de leurs ancêtres : comment nouer les cordes en chanvre, comment déployer la voile entre deux vergues... Au total, il faudra dix mois et la somme de 200 000 euros pour construire le Min du désert.
A Mersa Gawasis, les fouilles ont révélé des cordes en chanvre en bon état datant de 1500 av. J.-C.
Début 2008, le projeta pris des dimensions pharaoniques. En trois ans, des centaines de papyrus ont été consultés, des milliers de données archéologiques rassemblées, des centaines de cartes des vents et des courants de la mer Rouge scrutées. Il est temps de tester le Min sur le Nil. L'équipe retient son souffle... et manque de s'étouffer quand elle comprend que la coque prend l'eau! Même assemblées fermement, les planches de bois n'assurent pas l'étanchéité du navire. Les archéologues les recouvrent alors d'un mélange de cire d'abeille et de lin, des matières utilisées sur les cercueils pharaoniques, pour imperméabiliser la coque.
Reste une question : vers où envoyer le Min? «Vers 1470 av. J.-C., pendant le Nouvel Empire, la pharaonne Hatchepsout, la première grande souveraine de l'Histoire, a dépêché sa flotte vers le mythique pays de Pount afin d'en rapporter des merveilles», explique Valérie Abita. C'est l'épopée racontée sur les reliefs de Deir el-Bahari. « On a navigué sur la Très-Verte pour prendre la meilleure route vers le pays des Dieux », relatent les hiéroglyphes. Que voit-on ? Un véritable conte ! Cinq navires, transportant plus de 200 hommes, fendent une mer poissonneuse. Les soldats débarquent dans des villàges fabuleux, parsemés de huttes aux toits arrondis, plantés de palmiers majestueux, et grouillant de girafes, de babouins, de guépards. Un pays de cocagne gouverné par un roi en pagne et son épouse, une ogresse aux jambes chargées de bourrelets. Mais Pount, c'est surtout l'eldorado. Les hommes d'Hatchepsout y trouvent de l'or, de l'encens, de la myrrhe, de l'ivoire, de l'ébène et de l'électrum (un alliage d'or et d'argent)... Au vu de tant de richesses, le doute est permis. Ce pays a-t-il existé ? Kathryn Bard et Rodolfo Fattovich en sont persuadés. Dans les caves de Mersa Gawasis, ils ont tramé une stèle de calcaire mentionnant une expédition menée à Pount sur ordre du pharaon Amenemhat III, vers 1800 av. J.-C. Plus troublant : 2 conteneurs (hélas vides !) portent l'inscription « Les merveilles de Pount ». Des expéditions commerciales pacifiques sont donc bien parties de Mersa Gawasis. Hélas, aucun document ne livre la localisation exacte du royaume perdu. Rodolfo Fattovich pense que Pount s'étendait en partie dans le delta de Gash (est du Soudan), où il a fouillé le village de Mahal Teglinos, habité entre 2500 et 1400 av. J.-C. Il regorge de fragments de céramique venant d'Egypte, du Yémen et de Nubie. « Ce devait être une des entrées du pays de Pount. La région était d'ailleurs proche de sources d'ébène, d'encens et d'or. Pour y accéder par la terre, il fallait passer par le royaume des Nubiens, au sud de l'Egypte.» Pour éviter de traverser ce territoire ennemi, Hatchepsout aurait envoyé sa flotte sur la mer Rouge, et non le Nil, vers 1470.
Les pièces de bois s'emboîtent les unes dans les autres grâce à des tenons et des mortaises.
Le bateau a dû raccourcir son périple mais il a tenu ses promesses !
Le 17 décembre 2008, les passagers du Min du désert n'ont pas eu peur des Nubiens, mais des pirates somaliens. Avec 150 attaques de bateaux par an, ils ont fait de la mer Rouge l'un des endroits les plus dangereux du globe. «Nous n'avons pas voulu prendre le risque de les rencon-trer », avoue Valérie Abita. Au lieu des 2 500 km prévus, le voyage fut réduit à 280 km, soit sept jours dans les eaux territoriales égyptiennes. Mais le bateau a tenu ses promesses. «Il a réagi mieux que nous l'avions attendu : il va vite, il est facile à manoeuvrer et ne dérive pas. Ce fut un délice de le barrer ! » Pour l'équipe, l'expérience, même courte, le démontre : les pharaons ont pu lancer des missions de plusieurs mois vers le sud et le pays de Pount. A l'aller, les vents du nord gonflaient leurs voiles. Au retour, à la fin de la mousson, les courants du sud facilitaient la navigation le long des côtes d'Arabie. Par gros temps, deux gouvernails situés à l'arrière permettaient aux marins de garder le cap. Au final, les passagers de l'antique voilier ont gagné leur pari. Quant au Min du désert, il a jeté l'ancre dans le nouveau musée égyptien consacré à l'eau, à Suez. Cheryl Ward a pourtant un rêve : «Je voudrais le faire voguer dans le sud de la mer Rouge, là où les vents sont moins favorables.» Un nouveau défi à relever pour le bateau des pharaons...
Sur les traces d'Hatchepsout
Cette reine est allé chercher les merveilles de Pount pour asseoir son pouvoir auprès du clergé. La localisation de ce pays fait débat : Yémen, Arabie saoudite, Ethiopie, Somalie, Soudan, Djibouti... ?
Voir aussi : www.pbs.org/wgbh/nova/pharaoh/ : Une animation permet de comparer l'anatomie du Min avec les pièces archéologiques.
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